Myriam Kryger

CE LONG CHEMIN QUI MÈNE À SOI

Cécile Savelli par Myriam Kryger

« Les moyens les plus simples sont ceux qui permettent le mieux au peintre de s’exprimer ».

Partageant avec le maître du fauvisme une même quête de simplicité formelle, Cécile Savelli pourrait faire sienne cette affirmation de Matisse. Évacuant fioritures et détails pour ne garder que l’essentiel, elle a le souci du dépouillement. Chacune de ses œuvres en atteste. Alléger et s’alléger est le fruit d’un long processus : il commence par une esquisse et se poursuit par un dessin sur la toile, qui disparaît progressivement sous de multiples couches de peinture. Patiemment travaillé pour éliminer l’accessoire et atteindre une cohérence picturale interne, chaque tableau exige une lente maturation.

Première exposition en Asie de Cécile Savelli, Ce long chemin qui mène à soi propose une plongée dans l’œuvre de l’artiste, de 2009 à nos jours. Comme pour rattraper le temps où la création lui a échappé, Cécile peint sans relâche depuis quinze ans dans son atelier marseillais. Explorant les thèmes intimes de la sphère domestique et familiale, les œuvres de l’artiste, ancrées dans son quotidien immédiat sans pour autant coller à la réalité, ont pour principales préoccupations l’équilibre de la composition et la recherche du ton juste. Fuyant l’intensité des teintes saturées, Cécile fabrique elle-même ses couleurs et joue en sourdine une mélodie chromatique aux tonalités rompues, riches et nuancées. L’emphase et l’accentuation sont étrangères à cette grande coloriste qui fait vibrer les couleurs sans jamais les faire claquer. Dans ce refuge d’harmonies qui protège de la violence du monde, Cécile ne s’interdit rien. Elle varie les techniques et les matériaux, elle ose des perspectives inattendues et des cadrages audacieux qui font parfois chavirer l’image.

Lorsque des figures apparaissent, souvent inspirées de photos de famille, elles s’intègrent à un espace purement pictural, sans hiérarchisation entre fond et sujet, centre et périphérie. Toutes les parties sont travaillées avec une égale attention. Comme l’écrivait Matisse – encore lui, « l’expression ne réside pas dans la passion qui éclatera sur un visage ou qui s’affirmera par un mouvement violent. Elle est partout, dans toute la disposition du tableau ». En peinture comme dans la vie, l’enjeu est de faire coexister et dialoguer les différents éléments d’un tout.

Si chiens et chats se promènent sans surprise dans les espaces domestiques de Cécile, d’autres présences plus inattendues s’imposent parfois, comme celle des orangs-outans représentés sur de grandes toiles cirées. Troublée par leur étonnante capacité d’empathie et fascinée par le contraste entre leur agilité et leur lourdeur, Cécile a consacré à ces primates qui nous ressemblent tant de longues heures d’observation pour les faire entrer dans son monde. Après tout, pourquoi ne feraient-ils pas, eux aussi, partie de la famille? Finalement, qu’est-ce qui crée du lien? Cette question hante l’artiste et traverse son œuvre.

Peintures de sensation et d’atmosphère, les intérieurs de Cécile sont des terrains d’expérimentation plastique autant que des espaces mentaux, des tentatives d’apaisement et de remise en ordre du monde. Des lieux de consolation où se reconstruisent les liens abîmés. Est-ce parce que la vie fut dès le départ brutale que Cécile recherche dans ses créations le silence et la quiétude? Née en France dans les années soixante, juste après le déracinement douloureux de ses parents rapatriés d’Algérie, elle ouvre à peine les yeux lorsque son père meurt accidentellement. Sa mère doit élever seule ses six enfants dans un pays qu’elle vient de découvrir.

Exil, deuil, précarité – la rudesse de l’existence s’impose tôt, et avec force. C’est peut-être cette violence initiale, suivie de tant d’autres, qui poussera Cécile vers l’art, ce moyen de transcender le réel. « On est pas artiste sans qu’un grand malheur s’en soit mêlé », écrivait Jean Genet. L’équilibre et l’harmonie que la vie lui a refusés seront la quête centrale de l’exploration picturale de Cécile.

Les « Autoportraits au ménage » figurent parmi les premières séries marquant son retour à la création. L’artiste se représente de dos, occupée à faire la vaisselle, lessiver le sol ou étendre le linge. Cette posture, inhabituelle pour un autoportrait, met en lumière l’invisibilité de tant de femmes dévorées par les travaux domestiques. En devenant sujet de peinture, ces tâches triviales, tenues habituellement éloignées du champ de l’art, sont anoblies, et adoucies par les teintes pastels et les effets brouillés de leur traitement à la cire. Avançant masquée sous un voile d’apparente légèreté, Cécile Savelli invite avec aplomb le spectateur à affronter cette figure féminine de dos, et questionner la place qui lui est assignée.

Dix années s’écouleront avant que l’artiste n’ose se représenter plein face et en grand format, écartant grand et vigoureusement les bras, dans la série des « Autoportraits aux robes ».
Une véritable renaissance à l’art, une véritable renaissance par l’art.

Myriam Kryger, mars 2025.

This long road that leads to the self

Cécile Savelli by Myriam Kryger, exhibition curator

The simplest means are those that best enable the painter to express himself.”

Cécile Savelli, who shares with the master of Fauvism a dedica5on to formal simplicity, could make Ma5sse’s words her own. Avoiding frills and superfluous details, she dis5lls her work to the essen5al, favoring a minimalist approach. Each pain5ng is a testament to this principle. Her process of reduc5on is long and deliberate—beginning with a sketch, evolving into a drawing on canvas, then gradually concealed beneath successive layers of paint. With pa5ence and persistence, she strips away the inessen5al, striving for inner pictorial harmony. Every canvas undergoes a slow matura5on.

This Long Road That Leads to the Self marks Cécile Savelli’s first exhibi5on in Asia. It immerses visitors in her ar5s5c journey from 2009 to the present. As if to reclaim 5me once lost to a life where crea5on slipped away, Cécile has worked 5relessly over the past fiQeen years in her Marseille studio.

Her work, centered on the in5mate domain of domes5c space, is deeply rooted in daily experience—yet it transcends the literal. With a focus on composi5onal balance and tonal precision, she avoids saturated hues, craQing her own colors and weaving muted chroma5c harmonies of broken tones. Emphasis and excess are foreign to this subtle colorist. Instead, she coaxes colors into quiet resonance, never leSng them clash. Within this refuge of harmony—shielded from the violence of the world—Cécile withholds nothing. She varies techniques and materials, daring unusual perspec5ves and bold composi5ons that at 5mes 5lt the image itself.

When figures emerge—oQen drawn from family photographs—they are absorbed into a purely pictorial space, where no hierarchy exists between subject and background, center and edge. Every part of the canvas is treated with equal care. As Ma5sse wrote, “Expression does not reside in the passion that bursts forth on a face or asserts itself through a violent movement. It is everywhere, in the whole layout of the pain@ng.” In life as in art, the challenge lies in bringing disparate elements into cohabita5on, into dialogue.

While cats and dogs frequently populate Cécile’s domes5c landscapes, more unexpected figures some5mes appear—such as the orangutans painted on large oilcloth canvases. Moved by their uncanny empathy and fascinated by the tension between their agility and heaviness, Cécile devoted long hours to observing these primates—so strikingly like us—to invite them into her world. Why shouldn’t they, too, be part of the family? In the end, what forges connec5on? This ques5on haunts her work.

Cécile’s interiors—spaces of sensory and emo5onal resonance—are at once sites of plas5c experimenta5on and mental landscapes. They aVempt to soothe, to restore a measure of order to the world. They are sanctuaries where damaged 5es may be mended.
Born in France in the 1960s, shortly aQer the painful uproo5ng of her parents repatriated from Algeria, Cécile had barely opened her eyes when her father died in a tragic accident. Her mother was leQ to raise six children alone in a country she had only just come to know. Exile, bereavement, precarity—life’s harshness arrived early, and it never relented. Perhaps it was this ini5al violence, followed by many others, that drew Cécile to art—as a means of transcending reality. “You can’t be an ar@st without a great misfortune intervening,” wrote Jean Genet. The balance and harmony that life denied her became the central pursuit of Cécile pictorial explora5on.

From childhood, she took refuge in drawing and immersed herself in the art books her mother sold door-to-door—one of the many jobs she did to support the household. A troubled teenager, Cécile visited museums regularly and passionately before enrolling at the Beaux-Arts in Avignon in 1981. But aQer gradua5ng, a feeling of illegi5macy, a lack of confidence, and early motherhood gradually distanced her from ar5s5c prac5ce. Faced with the difficul5es of life, Cécile had to work to raise her three children. Her sketchbook was never far from reach, though 5me to fill it was scarce. Life went on, no kinder than it had been before. AQer a twenty- year detour, she finally found her way back to the studio.

The Household Self-Portraits series marked her return to crea5on. Depic5ng herself from behind—washing dishes, mopping the floor, hanging laundry—she subverts tradi5onal self- portraiture. This posture highlights the invisibility of so many women absorbed by domes5c labor. By making these mundane tasks the subject of her pain5ngs, Cécile lends them dignity— eleva5ng acts excluded from the realm of art into subjects worthy of representa5on. SoQened by pastel hues and the blurred textures of encaus5c wax, these scenes seem gentle, yet they carry an undercurrent of resistance. Advancing masked beneath a veil of apparent gentleness, Cécile Savelli invites us, with aplomb, to confront this female figure from behind— and to ques5on the place assigned to her.

Ten years would pass before the ar5st finally turned to face the viewer—full-frontal, arms outstretched—her image shown at large scale in the Self-Portraits with Dresses series. A rebirth in art. A rebirth through art.

Myriam Kryger, March 2025